Petit éloge de la transisiton conjugale

Nos pratiques amoureuses ont changé plus vite que notre modèle fondé sur la monogamie, constate Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale ». Le concept de couple pourrait être repensé, selon elle, pour s’épargner culpabilité et désillusions.

Les derniers chiffres concernant la sexualité des femmes françaises sont tombés avant-hier : 41 % ne font plus l’amour, 35 % sont sexuellement insatisfaites et 28 % sont malheureuses en couple (enquête Ifop/The Poken Company). Sachant bien sûr qu’on peut se satisfaire de l’abstinence, faire souvent l’amour tout en restant malheureuse, etc.

Au cas où le diagnostic resterait nébuleux : le moral des troupes ne va pas fort. En période de pandémie, cette vaste chute de libido ne devrait pas nous surprendre. Mais le Covid-19 seul ne suffit pas à expliquer une tendance présente depuis des décennies : celle qui consiste à trébucher sur la monogamie. Car si on mettait dans un même panier les personnes sexuellement démotivées, les divorcées et les infidèles, on y retrouverait la grande majorité des Français. D’où ce paradoxe : alors même que la monogamie est présentée comme le choix de l’évidence et de la simplicité, la plupart d’entre nous s’y cassent les dents.

Face à ce constat, on observe deux manières de réagir. La première consiste à se couvrir de cendres et annoncer la fin de l’Histoire. Nous serions trop mesquins pour aimer, trop narcissiques, trop gâtés, trop distraits. La civilisation serait morte. Le couple serait mort. La famille serait morte. En fait, seuls les entrepreneurs en pompes funèbres ne seraient pas morts.

L’autre manière de voir les choses est moins pessimiste – et moins théorisée : nous sommes parfaitement capables d’aimer et de nous engager (ces valeurs restent fondamentales dans les sociétés occidentales), mais nous traversons une période de transition, qui aboutira à de nouveaux modèles de couple. Si cette période nous perturbe, c’est parce que les changements de pression créent des turbulences. C’est normal. Et ce n’est pas grave.

Un modèle inadapté

Pourquoi transitionnons-nous ? A mon avis, tout simplement à cause du fait que nos pratiques amoureuses ont changé plus vite que nos modèles amoureux. De fait, il n’existe actuellement qu’un seul modèle : la monogamie® pure et dure avec fidélité© gravée dans le marbre™. Quand nous échouons à remplir ce contrat, nous avons l’impression d’être inadaptés.

Personnellement, j’estime que le modèle est inadapté. Notamment parce qu’il ne tient aucun compte du contexte historique récent, et plus précisément de la transition démographique. Moins de mortalité et moins de fertilité, ça signifie des couples infiniment plus durables et des femmes infiniment plus libres. Face à un changement aussi radical des modes de vie, il aurait fallu, pour que la monogamie tienne, que le désir soit élastique. Biologiquement, il ne l’est pas (il dure entre six mois et trois ans). Culturellement, ç’aurait été jouable, mais on ne fait aucun effort (il faudrait érotiser les seniors, s’occuper de la libido des femmes… autant de révolutions même pas entamées).

On pourrait arguer que cette conversation est dépassée : la transition, on a les deux pieds dedans. Et si on n’en parle pas, c’est précisément à cause de son ubiquité : à quoi bon théoriser des évidences ? Le couple traditionnel n’est-il pas déjà oublié, gentiment remisé parmi les vieilleries sans importance ?

Ce serait ignorer à quel point la norme monogame reste forte. En France (toujours selon l’Ifop/The Poken Company), presque la moitié des femmes ont eu moins de trois partenaires dans leur vie. 17 % n’en ont eu qu’un seul. Les générations à venir ne seront pas mieux armées : quand nos enfants découvrent les contes de fées, ils y lisent que l’amour s’écrit au singulier.

C’est la prévalence de cette norme qui rend nécessaire le concept de « transition conjugale ». Pour l’instant, nous nous noyons dans un vocabulaire anxiogène : « échec sentimental », « crise du désir », « destruction du couple », « décadence », « génération porn », « génération Netflix »… Pour la bonne humeur, on repassera ! Pour la compassion aussi. Tout se passe comme si les histoires achevées n’en annonçaient pas de nouvelles. Ou comme si le désir, endormi dans le couple, ne se réveillait pas dans d’autres contextes.

Déculpabilisation générale

Recourir au concept de « transition conjugale » apporterait de nombreux bénéfices : une touche d’espoir face aux chantres de la fin du monde, une recontextualisation de nos vies intimes, une déculpabilisation générale… mais aussi une stabilisation des familles. Car parler de « transition » éviterait aux couples de considérer des problèmes structurels (« tu ne me désires plus, mais c’est normal après vingt ans passés ensemble ») comme des défaillances individuelles (« tu ne me désires plus, tu es ignoble et égoïste »). On s’épargnerait beaucoup de conflits, et même certains divorces, car on serait beaucoup mieux équipés pour pardonner à nos conjoints leurs petites négligences et grandes errances. D’ailleurs à quoi bon divorcer, si le schéma doit se reproduire avec une autre personne ?

Concrètement, cette « transition conjugale » permettrait de mettre un mot sur les aléas de notre vie sentimentale et sexuelle. Un mot qui n’accuse personne. Un mot qui ne sonne pas comme une sentence de mort mais comme une ouverture vers des modèles pluriels et pragmatiques. Car, si je peux me permettre une comparaison, il est aussi peu réaliste de commencer une relation en exigeant des promesses d’éternité que de commencer un sport en exigeant son ticket pour les Jeux olympiques. C’est possible. D’accord. Mais ça ne devrait certainement pas constituer la base de l’engagement.

Quid de la romance dans cette histoire ? me demanderont les monogames convaincus. Pour commencer, la romance diffère selon les individus. Je ne trouve pas romantique de se sacrifier pour une seule personne (c’est mon avis). Mais la transition conjugale, en ouvrant le champ des possibles, permettrait de faire cohabiter des modèles polyamoureux (« aimons plusieurs personnes en même temps ») ou au contraire très stricts (« aimons une personne, une seule, pour l’éternité, même les jours fériés, sans jamais connaître ni la migraine ni les amants du placard »). Seul le modèle « par défaut » serait modifié : plutôt que d’attendre un désir éternel et statique, on attendrait un désir vacillant mais toujours renouvelable ailleurs. Il serait aussi naturel de prendre un amant, de coucher à cinq dans le même lit, d’ouvrir son couple, de renoncer au sexe ou de se marier en blanc. Il n’y aurait plus de hiérarchie. Ce qui nous permettrait de prendre plus de libertés.

A ce titre, parler de « transition conjugale » combinerait le principe de réalité et le principe d’humanité. Ce n’est pas de votre faute si le désir dure deux ans et les couples soixante ans. Ce n’est pas de votre faute si vous préférez l’abstinence, ou le porno, ou les fesses de l’antiquaire. Ce n’est pas de votre faute si vous avez envie de divorcer, ou d’épouser plusieurs personnes. Vous pouvez vous pardonner à vous-même, pardonner à vos proches, et continuer votre dimanche en paix.

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