Au-delà de la pénétration

  

Morceaux choisis tirés du livre Au-delà de la pénétration - Martin page

On regarde autour de soi, on observe nos vies, on constate que certaines choses nous ont toujours été données pour normales. Personne ne les remet en cause. Elles sont naturelles, ce qui semble être le mot magique pour justifier une paralysie de l'esprit.

Tout commence par ce qui ressemble à une bonne nouvelle : nous héritons de la sexualité comme nous héritons d'une maison en béton armé. C'est une aubaine, nous n'allons pas refuser ce cadeau ! Nous nous y glissons bien contents (ça semble solide), bien rassurés aussi de vivre là où nos parents et nos ancêtres vivaient. Nous reprenons leurs gestes, nous habitons leurs positions et leurs actions (...). Ces gestes nous semblent précieux et naturels, nous les avons reçus. Nous poursuivons un mouvement immémorial.

Nous apportons parfois des variations à la norme sexuelle : de nouvelles positions, suggérées par les livres, les journaux ou les films, par nos camarades. Mais au final c'est comme si nous avions simplement ajouté une extension à la maison héritée de nos parents.  


Troublante particularité du sexe : nous faisons mine de croire à la subversion, nous prenons des airs amusées et excités, mais le conservatisme règne. Nous répétons ce dont nous avons hérité, sagement nous reproduisons les mêmes chorégraphies. La sexualité a cet étrange pouvoir de donner une apparence provocante et branchée au conformisme et à l'obéissance aux normes sociales. La société bruisse de conversations sur le sexe et pourtant on n’en dit rien de nouveau. Évoquer la sexualité hétérosexuelle en dehors des clichés est rares et compliqué (évoquer plaisir anal chez les hommes par exemple).

 

Dans ce paysage sexuel la pénétration règne en maître. Elle passe pour naturelle. Personne ne la voit comme socialement construite. Plaisir et reproduction nous y incitent, la nature et la culture nous y invitent. Il y a une verge, il y a un vagin, l'être humain est logique : il les emboîte.

 

Les humains savent que, malgré leurs jambes, ils peuvent s'asseoir et méditer, ils ont compris qu'ils ont donc la capacité de ne pas marcher ; ils ont en revanche du mal à voir qu'en dépit de toute l’attirail disponible pour la pénétration, ils peuvent ne pas pénétrer et même en retirer du plaisir et de la pensée. Aimer un acte n'empêche pas de le questionner et de le critiquer.

 

La pénétration a donc tout pour plaire : cet emboîtement bien pratique rappelle les jeux de construction. Et quel plaisir n'est-ce pas ??
Du plaisir pour celui qui pénètre ? la plupart du temps. Du plaisir pour celle qui est pénétrée ? moins souvent.  

 

Évoquer des désagréments causés par les relations intimes ou l'absence d'envie pour une pratique n'est pas évident. On ne sonne pas au diapason contemporain. À tel point que ne pas jouir, ne pas bien jouir, ne pas jouir assez, ne pas avoir le désir de jouir (pendant un temps où tout le temps) donne le sentiment, chez les hétérosexuels au moins, d'être en faute. Ce n'est pas très cool. 

 

C'est évidemment à des femmes que l'on doit ce désir de repenser la pénétration : ce sont leurs mots et leurs réactions qui nous ont fait prendre conscience qu'il y a matière à réflexion. J'ai abordé la question de la pénétration avec des femmes et j'ai compris que le rituel n'est pas forcément simple, que les femmes ont un point de vue différent, plus complexes que les hommes sur la question. Elles ont beaucoup de choses à dire si on est prêt à les écouter.

 

Des femmes m'ont parlé de douleur et d'inconfort. Parfois la pénétration trop précoce n'a pas laissé le temps à la lubrification et au désir de s'installer (on parle d'éjaculation précoce mais pas de pénétration précoce...). Parfois la lubrification naturelle n'est pas assez importante, un gel en complément serait nécessaire mais là encore évoquer la nécessité d'un gel lubrifiant avec son partenaire peut provoquer de la honte : de ne pas assez mouiller et d'utiliser une aide (cela peut être vécu comme l'équivalent pour un homme d'avoir recours à du viagra sans être vieux) ; cela peut faire se sentir en faute, pas normale, pas à la hauteur, pas assez désirable, pas assez désirante. Il est plus que temps de se débarrasser de cette culpabilité et de trouver des gels lubrifiants partout ! Dans tous les magasins, les boulangeries, les bureaux de poste, les fleuristes, les cafés, les librairies... pour qu'ils deviennent normaux et joyeux !

 

L'anxiété, la fatigue, des maladies physiques, le souvenir de relations sexuelles passées peu satisfaisante, une agression sexuelle, la pression, l'angoisse de performance, peuvent conduire à une pénétration douloureuse. Les micro-déchirures (évitées par l’utilisation de gel !), les blessures, les mycoses, les infections sont aussi une réalité.

 

Et parfois tout simplement des femmes n'aiment pas particulièrement la pénétration : elles ne ressentent pas le plaisir incroyable qu'on leur intime de ressentir lors de cet acte. Elles ne souffrent de rien, pas de blessures, pas de peurs, tout simplement ce n'est pas le truc le plus intéressant pour elle en matière de sexualité. C’est juste sympa, voire sans intérêt. Elles préfèrent un cunnilingus avec des caresses, une légère pénétration digitale, le contact d'un vibromasseur ou d'un aspirateur à clitoris. Elles aimeraient d'ailleurs que leurs partenaires soient plus experts dans le maniement de la langue et des doigts.

 

Certaines femmes me racontent qu'elles pourraient se passer de la pénétration pour un temps ou pour toujours. Mais elles la subissent quand même, pour correspondre à la norme, et elles n'ont pas envie de décevoir leur compagnon et amants.

 

Un fait est établi : la jouissance par pénétration est bien plus rare qu'avec le cunnilingus. En cela la pénétration vaginale est une pratique symptomatique du génie humain : ça marche mal, ce n'est pas la meilleure manière d'avoir du plaisir et pourtant c'est la norme.

 

Il faut le dire et le redire : les femmes qui ne jouissent pas par pénétration d'un pénis dans leur vagin ne sont pas malades, pas folles, pas insensibles, pas moins femmes que les autres, pas incomplètes. Elles n'ont pas « un problème à régler », en tout cas pas plus que les autres êtres humains.

La question est donc : y a-t-il des pratiques obligatoires ? Si dans un couple la pénétration (ou toute autre pratique sexuelle) n'était pas ou plus possible (ou pas ou plus souhaitée), est-ce que ce serait vraiment une tragédie ?

 

Si ma compagne ne veut plus être pénétrée, si mon compagnon ne bande plus, est-ce forcément la fin du désir et du plaisir ? Ou bien est-ce l'occasion d'être créatif ?

 

J'ai l'impression qu'on perd de vue une réalité : la sexualité n'est pas limitée à un organe et à un geste, elle peut prendre de nombreuses formes ; elle ne devrait pas être réductible, limitée. Penser que la pénétration est obligatoire, que la fellation est « le ciment du couple », que tel ou tel acte est nécessaire me semble une triste, destructrice et peu imaginative manière de voir les choses.   

 

C'est aux personnes dont la sexualité est commune et encensé socialement (donc ceux qui aiment la pénétration) de soutenir et de valoriser l'expression de sexualités différentes, qui autrement sont tues et vues comme honteuses, ratées, inférieures. Il y a une responsabilité de celles et de ceux qui sont du côté de la norme (et parfois y sont bien). La société est pleine de discours pro pénétration, écoutons les autres ! Cessons de penser que notre goût est le bon et le vrai.

 

C'est parce que la pénétration peut conduire à la fécondation et à la future naissance d'un enfant qu'elle est devenue la norme des relations hétérosexuelles, mais pas forcément parce qu’elle procure le plus de plaisir. Nos sensations, que nous croyons si naturelles, sont aussi en partie des constructions. Alors si on laissait la place à d'autres discours, à d'autres pensées, nul doute qu’excitation et émotions changeraient aussi.

 

Il me semble aussi qu'à force de pénétrer, à force de ne penser qu'à ça, on oublie tout le reste : on ne voit pas l'étendue et la richesse du corps. Pénétrer c'est à c'est passer à côté et fuir, c'est penser qu'on fait l'amour alors qu'on s'en débarrasse (...) on croit être libéré en pénétrant, en fait on se planque et on dissimule la sexualité.

 

Et si on essayait de découvrir une sexualité différente pendant quelques semaines ? (Je vois déjà les campagnes d'affichage : « et si vous ne pénétriez pas pendant un mois ? »)
Ça serait beau, drôle et joyeux ; ça produirait de la pensée et des débats, du rire et des disputes ; ça pousserait à l'invention. Nul doute qu'il y aurait des révélations. Ce serait le passage de « enlarge your penis » a « enlarge your reality ». En somme on verrait que c'est tout le contraire d'une limitation, mais bien une ouverture et une aventure sensuelle.

 

Agir en être sexuel, c'est prendre le temps d'explorer un corps, et de se parler. Ne pas pénétrer offre la possibilité de jouir du spectacle des sexes qui sont là, gonflent et dégonflent, se rencontrent, sont touchés par les mains, la langue et tout le corps. Sans pénétration tout le corps est hypersensible et délicieusement hyperactif. Faire l'amour devrait être la rencontre des corps et leur conversation. Ne pas pénétrer c'est laisser la place à l'imagination : l'apparente contrainte nous délivre de nos rôles hérités. Ne pas pénétrer est le signe d'une sexualité artiste, car les artistes sont habitué.e.s à tirer liberté et idées de contraintes apparentes.

 

Mon propos n’est pas de faire de la non-pénétration la nouvelle règle obligatoire ! De remplacer une norme par une autre. Mais il s’agit de l'inclure dans les actes possibles de l'amour physique avec la même importance que la pénétration. Que la pénétration vaginale ou anale ne soit plus l'alpha et l'oméga ; et que l'absence de pénétration ne soit plus vécue comme un échec. Détendons-nous, donnons-nous du plaisir, prenons-en.

 

Mon questionnement au sujet de la pénétration ne veut pas cacher le fait que de nombreuses femmes l’aiment, plus que toute autre pratique sexuelle. Elles l'aiment avec passion, la trouvent renversante, réconfortante, fabuleuse. Certaines aussi n'ont pas d'orgasme par pénétration, mais en retire quand même du plaisir. Je connaissais une femme qui n'aimait que ça et refusait le cunnilingus ; des femmes aiment la double pénétration... tout est possible, tout devrait être audible. Si on est un homme allié des femmes, on devrait écouter notre partenaire et mieux que ça : poser des questions, car le poids social empêche certaines femmes de dire qu'elles n'aiment pas certaines choses et qu'elles en aiment d'autres.

 

Il ne faut pas non plus penser que si l’on a connu une femme ou un homme qui aime certaines choses (ou pas), alors ce sera le cas de notre prochain.e partenaire. Si notre amante aime ou n'aime pas quelque chose alors allons dans cette direction ensemble, en se parlant, en inventant. Mais faisons de chaque relation une nouveauté, sans a priori, une occasion de découvertes, de changements, de remises en question : ayons une confiance totale dans les mots, les gestes, les soupirs de notre compagne (ou partenaire), ne jugeons jamais ses désirs et ses absences de désir.

 

Tout est possible, rien n'est obligatoire. Il faut parler, se faire découvrir, changer ensemble, ne pas s'oublier. Une belle relation (longue ou éphémère) tient à notre capacité à parler et à accueillir la singularité de notre partenaire, et à découvrir la nôtre : nos sensations, nos excitations et nos plaisirs ne sont pas des blocs de marbre, elles peuvent évoluer.   

 

Je me doute qu'il faudra encore quelques dizaines d'années avant que les choses changent. Les mots précèdent l'action. Nos corps sont encore des territoires à découvrir et la rencontre de nos corps un phénomène à peine pensé. 

 

Pourquoi écrire un livre sur la pénétration ? Parce que le sujet est là si présent qu'il en est invisible. Surtout je voulais faire en sorte qu'on entende des choses trop souvent tues, qu’on parle, qu’on pense, que l'on considère la sexualité comme un élément de l'invention humaine, de sa culture, de ses arts, de sa politique. Je voulais qu'on entende les difficultés, les douleurs, la peur d'être anormal.e et qu'on dise qu'on se fout de la normalité si elle signifie le mépris et le jugement de ce qui est différent.

 

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