La féminité, l'alcool, le sexe... un être libre

Article/interview de Virgine Descentes, auteure de la trilogie Vernon Subutex, femme au parcours insolite, différent de ce qu'on imagine comme vie, ou ce qu'on voudrait comme vie pour nos enfants et pourtant... une femme libre, forte, émouvante, trash, cash

Morceaux choisis :

Adolescence/liberté 

Vous étiez donc une enfant très sociable.

Oui. Très ouverte sur les autres et le monde extérieur. Très en demande : « Qu’est-ce que tu vas m’apporter de merveilleux et d’incroyable aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu penses ? Qu’est-ce que tu connais et que je ne connais pas encore ? » Convaincue que le monde recélait des tas de choses géniales que je devais vite découvrir. J’aimais bien l’école, j’étais même déléguée de classe, mais je piaffais.

Pourquoi alors cet internement en institution psychiatrique à 15 ans ?

J’étais une petite bombe, avec une envie de vivre géniale mais incontrôlable. J’avais l’impression que le monde m’appelait avec une telle urgence qu’il était inimaginable que je reste chez moi. Je ne pouvais pas rater un concert à Paris pour lequel j’avais prévu de partir en stop. Je ne pouvais pas rater un festival prévu en Allemagne. Impossible.

Je me souviens parfaitement de ma chambre d’ado et de cette brûlure au ventre : « Laissez-moi sortir ! » C’est dehors que ça se passait. Dehors que m’attendait l’aventure. J’avais 15 ans, quoi ! L’âge où chaque rencontre te modifie, chaque découverte te bouleverse. Un squat en Allemagne ? Waouh ! Encore un monde qui s’ouvre.
 

Avec l’âge, je comprends le désarroi de mes parents, cette peur qui les a conduits à me boucler. C’est un sujet dont je ne reparle pas avec eux, mais si c’était à refaire je sais qu’ils ne le referaient pas. Ce qui me frappe, c’est qu’on n’aurait jamais enfermé un jeune garçon qui, comme moi, marchait bien à l’école et n’avait aucun problème de sociabilité. On boucle plus facilement les filles. On l’a toujours fait. Dans des couvents, dans des écoles. Pour les contenir. Ça n’a bien sûr rien résolu.
En rentrant, comme on m’avait dit que si j’avais mon bac et un concours pour une école je pourrais partir, eh bien je les ai eus. Et à 17 ans pile, toute seule, j’ai débarqué à Lyon. Avec un bonheur de vivre et d’apprendre.

La prostitution 

Parmi les jobs que vous enchaînez au fil des ans – notamment autour du disque – il en est un qui est loin d’être anodin…

La prostitution occasionnelle. Pendant deux ans. Et grâce au Minitel. Idéal pour gagner 4 000 francs en deux jours. Net d’impôts. Un smic.

N’aviez-vous pas l’impression de franchir un tabou suprême ?

Beaucoup moins qu’en faisant ma première télé. La sensation de perte de pureté, de vente de mon intimité, ce fut après une interview sur Canal+, pour parler de mon premier livre, Baise-moi. Des inconnus me reconnaissaient le lendemain dans la rue, je ne m’appartenais plus tout à fait et perdais l’anonymat si précieux de Paris.

Mais avec mon premier client, franchement pas. J’étais tellement épatée de gagner tant d’argent en une demi-heure ! Terminé mon boulot à la con chez Auchan ! Et le côté « fille de mauvaise vie » n’effrayait pas la jeune punk que j’étais. Et puis faut dire la vérité : à cette époque, j’étais très intéressée par les garçons et par le sexe. Ce n’était pas comme si j’avais eu trois histoires dans ma vie. Je trouvais ça génial de coucher avec tout le monde. Point. Alors il a suffi de m’affubler d’une jupe courte et de hauts talons et je suis rentrée dans ce boulot avec une vraie facilité.

Ça s’est dégradé plus tard, quand je suis arrivée à Paris où j’avais moins de repères et où l’arrivée des putes russes – blanches et sublimes – a bouleversé le marché.
Qu’est-ce que cela vous a appris ?
Vachement de choses. Et bizarrement, ça m’a rendu les garçons plutôt sympathiques, presque touchants – c’est la chance de n’avoir pas fait ce métier longtemps. Je voyais plutôt leur vulnérabilité et leur détresse. Et je pense que ces mecs se comportaient plutôt mieux avec une prostituée qu’avec une fille rencontrée dans un bar.
Vous avez écrit que cette expérience a été une étape cruciale de reconstruction après le viol.
Je le crois. Ça revalorise incontestablement. Ce sexe n’avait donc pas perdu de valeur puisque je pouvais le vendre, très cher, et de nombreuses fois. Ça me redonnait un pouvoir : c’est moi, cette fois, qui décidait de mon corps, et en tirait un avantage. Ce n’est certainement pas un hasard si j’ai écrit Baise-moi à ce moment-là et si j’ai voulu qu’il soit publié. C’était un signe de puissance. Je sortais du groupe et je reprenais la parole.

La femme et la féminité 

Ce serait un choix ?

Je suis tombée amoureuse d’une fille. Et sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff !

Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré 40 kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats !

Le discours vous semble partout hétéro-normé ?

Partout ! Et je comprends soudain la parole de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » En effet. Elles ne sont pas au service des hommes dans leur quotidien. Le féminisme change heureusement les choses, c’est une des plus grandes révolutions qu’on ait connues. Mais historiquement, la femme est au foyer, elle est la mère des enfants, le repos du guerrier, son faire-valoir et sa servante. Et il ne faut pas qu’elle brille trop.

Cela m’a toujours frappée de voir que chaque fois qu’une femme scientifique, cinéaste, musicienne, écrivaine connaît un grand succès, elle perd son couple ou le met en danger. On plaint son compagnon. L’inverse est évidemment faux. Un homme qui connaît un énorme succès conserve son couple et se permet des maîtresses que sa femme, que l’on trouve chanceuse, a le devoir d’accepter.

Reconnaissance 

Et ça compte ?

Eh bien oui. Un des trucs qui m’a le plus touchée lorsque j’ai reçu le prix Renaudot, c’est que ça a fait plaisir à mon père. Ce n’est pas un super loquace. Il n’a pas marché sur les mains. Mais il l’a exprimé. Et c’est vachement important.

Le trac 


En y repensant, je pense que ça m’a aussi permis de progresser en réfléchissant à ce que c’est d’écrire, et aussi pourquoi ça génère une telle angoisse. Ça fait 25 ans que j’écris et l’angoisse est toujours là. J’ai simplement fini par accepter que c’est un élément du paysage et qu’elle n’empêchera pas le livre d’aboutir. Mais il faut en passer par ces étapes où on est absolument convaincu qu’on n’y arrivera pas, que le livre est nul et qu’on n’écrira plus jamais.

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