La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ?

La SCOP, espace privilégié de l’apprentissage démocratique

Dans les sociétés coopératives de production, l’équité et la transparence sont la norme. Cette citoyenneté économique peut constituer un rempart contre les idées autoritaires.
A la question « Qu’est-ce qui change quand on travaille dans une société coopérative de production ? », les salariés-associés des SCOP répondent d’abord : « C’est mieux. » Puis, s’expliquent par une même expression, polysémique : « On sait pour quoi − pourquoi ? − on travaille. » Pour quel revenu, puisque les bénéfices sont répartis équitablement. « C’est là qu’on se rend compte que dans les autres entreprises, y’en a qui s’en mettent dans les poches », souligne Mickaël L’Hostis, 44 ans, monteur réseau à la Stepp, SCOP de travaux publics du Finistère.
 
« Ce qui se fait dans l’entreprise, c’est en notre âme et conscience » − Christophe Dangel, salarié chez Maurer-Tempé

« On aura la même part, Laure [Simon], la directrice, et moi, le manœuvre au fond de ma tranchée », insiste son collègue Fabien Henry, les pieds dans le sillon creusé entre deux pavillons. Par cette équité et un fonctionnement en toute transparence, chacun se perçoit comme aussi essentiel à la réussite de l’entreprise que les autres. Ce qui donne du sens au travail.

« Sur le chantier, on est libre de s’organiser comme on pense. Dans les boîtes d’habitude, on dit “t’as ton chef sur le dos”, mais nous non, c’est une confiance totale. C’est valorisant », explique, adossé à sa camionnette Erwan Choquer, 52 ans, dont vingt et un à la Stepp.

« Transparence »

Il est donc aussi question de dignité. De se sentir considéré comme des individus responsables, autonomes, et de pleins droits, quelle que soit sa fonction. « Ici, on ne nous prend pas pour des jambons ! », résume de toute sa gouaille Pascal Lecoq, vingt ans à la Stepp.

L’agent d’entretien comme l’opératrice sur la chaîne de conditionnement ont leur place au conseil d’administration (CA), à condition d’être élu par leurs pairs. « Quand on s’est levé à 2 heures, participer au CA à midi est un effort, reconnaît Christophe Dangel, responsable du pôle charcuterie au sein de la SCOP Maurer-Tempé, en Alsace. Mais ça change tout ! On ne subit plus les conséquences de décisions prises par d’autres, ce qui se fait, c’est en notre âme et conscience. ». Ouvrier réseau à la Stepp, Grégory Corre candidate à un second mandat au CA : « Ça demande du travail mais j’ai appris beaucoup de choses, notamment sur les questions juridiques. »

« Les gens qui se sentent bien en SCOP se révèlent », estime Sébastien Fouillard, bras droit de Laure Simon, la PDG. Devant ceux qui pensent que fonctionnement démocratique rime avec chienlit, celle-ci s’étonne : « Les gens sont naturellement intelligents pour peu qu’on leur expose les choses avec transparence. »

« C’est plus démocratique », résume Vincent Boeglin, secrétaire du comité social et économique (CSE) de Maurer-Tempé. « C’est comme ça que devraient fonctionner toutes les entreprises ! », s’enthousiasme Mickaël L’Hostis. Il n’est pas le seul à en être persuadé.

A la sortie du confinement, alors que flottait l’idée d’un « monde d’après », une tribune publiée dans Le Monde a connu un écho retentissant. Aux maux de notre époque, réchauffement climatique, accroissement des inégalités, tentation autoritaire, elle proposait un même remède : démocratiser l’entreprise.

Portée par les chercheuses Isabelle Ferreras (université de Louvain, chercheuse associée à Harvard), Dominique Méda (université Paris-Dauphine-PSL) et Julie Battilana (Harvard Business School), elle est devenue un « manifeste » signé dès sa publication par plus de trois mille universitaires dans le monde. Puis un livre, Le Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer (Seuil, 2020).

« L’expérience politique par excellence, où on mobilise sa propre conception de ce qui est juste ou injuste dans le cadre d’une dynamique collective, ce n’est pas d’aller voter une fois tous les cinq ans, c’est de travailler tous les jours, estime Isabelle Ferreras. Or, l’entreprise capitaliste classique est à la fois l’entité politique la plus centrale et la moins démocratique des institutions dans lesquelles les citoyens sont pris. » Parce que celui qui investit sa force de travail dans une entreprise traditionnelle n’en retire aucun pouvoir sur les décisions qui le gouverne, celui-ci étant réservé aux seuls investisseurs en capital. « Il faut que les salariés puissent peser sur ce gouvernement, estime-t-elle. Sinon, c’est complètement contradictoire avec notre citoyenneté dans la cité. »

« L’apprentissage de la responsabilité »

L’économiste Thomas Coutrot suggère même que cette expérience non démocratique au sein de l’entreprise, en « chosifiant » le travailleur, le rend plus disponible aux idées autoritaires.

Marqué par cette thèse, l’ancien candidat PS à la présidentielle, jadis ministre de l’économie sociale et solidaire, Benoît Hamon, s’est posé la question inverse : « L’organisation démocratique d’une entreprise prédispose-t-elle au contraire à une citoyenneté active, au goût du débat ? » Une enquête de terrain réalisée pour la Confédération générale des SCOP lui a permis de répondre « oui ». « Ce que disent ces salariés, c’est que la SCOP est l’apprentissage de la responsabilité et d’une culture du compromis. C’est un exercice hyper-engageant et super-épanouissant, qui devient pour eux un terrain concret de réalisation de leur citoyenneté », explique M. Hamon.

Cette réflexion a donné lieu à un ouvrage collectif, sous sa direction, La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ? (Equateurs), publié en 2022, à la veille de la présidentielle. « La démocratie combinée à la juste répartition des bénéfices fait du bien à la société », y écrit Jacques Landriot, président de la Confédération des SCOP, plaidant pour « polliniser la gouvernance et la raison d’être des entreprises conventionnelles ».

Pour ces dernières, les auteurs du Manifeste suggèrent de commencer par renforcer les pouvoirs du CSE par un droit de veto, notamment sur la nomination du PDG. En faire une seconde chambre face au conseil d’administration, un bicamérisme qui donnerait la capacité aux travailleurs de dire non.

Aucun commentaire: