Répartition du travail, du pouvoir et de la richesse

Un modèle d'organisation : les SCOP (Sociétés Coopératives de Production)

Un salarié, une voix

Il existe plus de 4 000 SCOP en France, pour 81 000 employés, un chiffre en nette augmentation ces dernières années. Même si elles sont organisées et hiérarchisées comme des entreprises conventionnelles, leur spécificité tient d’abord à leur gouvernance démocratique : les salariés détiennent la majorité du capital social et des droits de vote et, si tous ne sont pas associés, ils ont vocation à le devenir. Quels que soient le poste, le statut ou le montant du capital investi, chaque employé dispose d’une voix égale, pour voter les décisions cruciales mais aussi élire, en assemblée générale, le PDG et le conseil d’administration (CA), parmi les salariés volontaires.

L’autre différence fondamentale avec une entreprise classique, c’est l’équitable répartition des bénéfices entre tous les salariés-associés, par de la participation et-ou de l’intéressement, du dividende, avec toujours une part pour les réserves de l’entreprise.

Traumatisés par les redressements judiciaires passés qu’ils n’avaient pas vu venir, ceux de Maurer-Tempé (tous associés) font de la transparence l’un des remèdes anticrise. « A l’époque, on n’avait connaissance d’aucun chiffre, et même on nous mentait », se souvient Vincent Boeglin, 43 ans, secrétaire (Force ouvrière) du comité social et économique (CSE). « J’étais directeur commercial et je n’ai appris la situation que quelque mois avant le dépôt de bilan, renchérit Mathieu Rouillard, encore amer. Les boîtes se cassent la gueule à cause de ce manque de transparence ! » Lui met au contraire un point d’honneur à communiquer les chiffres et les informations clés dans un petit « journal des associés » envoyé à tous chaque mois avec la fiche de paie.

« Qui détient l’information détient le pouvoir, dit-on souvent. Nous, on fait tout pour que cela n’existe pas ! insiste-t-il. La démarche des SCOP, c’est discuter, réfléchir ensemble à des solutions. Il y a une bonne idée, on la creuse. Par nature, on est très ouverts d’esprit.  »

Des formations en interne

C’est ainsi qu’a germé celle de recourir à une société locale de courtage pour faire le meilleur choix en matière énergétique : un contrat d’électricité sécurisé sur trois ans leur a permis d’échapper à l’explosion des factures cet hiver. « Je croyais que tout le monde faisait ça, mais en réalité on est très peu », s’étonne Mathieu Rouillard.

Tous savent que le contrat court jusqu’à fin 2023, et qu’alors la facture pourrait s’alourdir de 700 000 euros. Chaque service doit réfléchir à la façon de l’anticiper. « Le fait que ce soit notre argent joue beaucoup : les gens sont beaucoup plus concernés, constate Christophe Dangel, 49 ans, responsable du pôle charcuterie. Avant, on quittait, tout restait allumé ! Maintenant, comme tu fais des économies à la maison, tu les fais au travail ! » Audrey Stillitano, chargée de communication de 27 ans, s’enthousiasme : « Ici, on peut toujours proposer son idée, si elle est réalisable, on va nous soutenir. Ainsi, on va se lancer dans la certification ISO 50001 pour structurer notre démarche vers la réduction des dépenses énergétiques. »

Il faut les entendre discuter autour d’un déjeuner pour se rendre compte de l’intelligence collective ainsi concrètement à l’œuvre. Les salariés ont décidé ensemble des postes à automatiser, les plus pénibles, pour redéployer les effectifs sur des postes « plus humains ».

Confrontée aux mêmes difficultés de recrutement que le reste de l’industrie – « la maintenance, on ne trouve pas » –, l’entreprise forme désormais en interne. Responsable adjointe au conditionnement, Jessica Fraincart, 37 ans, est à présent capable de s’attaquer à des opérations de maintenance de niveau 1, ce qui réduit le besoin en technicien.

« Zéro emploi précaire »

A l’autre bout du pays, les salariés de Stepp (dire « la Stepp ») sont également certains que l’esprit solidaire des coopératives les a mis à l’abri des difficultés de recrutement rencontrées par leurs concurrents. Basée à Lampaul-Guimiliau (Finistère), cette SCOP de travaux publics (TP) est spécialisée dans la pose de réseaux (électriques, télécoms, eau, gaz). « Quand il y a eu la crise dans les TP, entre 2006 et 2012, beaucoup de majors ont mis dehors leurs intérimaires : quand le boulot est reparti, ils n’avaient plus les compétences, rappelle Sébastien Fouillard, 39 ans, directeur technique et commercial. Nous, on a une politique de zéro emploi précaire. On a gardé nos gars, les compétences on les avait. »
 

« Comme nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous-mêmes, ça nous permet d’aller plus vite » – Mathieu Rouillard, PDG de Maurer-Tempé

Devant la perspective du départ à la retraite de plusieurs anciens, et de leurs compétences avec eux, dans un métier qui « s’apprend sur le terrain », Laure Simon, 53 ans, la PDG, a proposé au conseil d’administration, composé de salariés de fonctions diverses, d’anticiper, en augmentant temporairement les effectifs. « J’ai montré que c’était un risque qu’on pouvait prendre financièrement et que ce serait payant à terme. On a mis un ancien-un jeune, en binôme, pendant trois ans. » Valorisant pour les plus vieux, fondateur pour les nouveaux. Là où la concurrence connaît une forte rotation de ses effectifs, eux ne quitteront pas l’entreprise de sitôt.

« Les périodes de crise nous ont obligés à accélérer la mutation de l’entreprise. Et, comme nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous-mêmes, et pas à un actionnaire ou à un fonds d’investissement au-dessus de nous, ça nous permet d’aller plus vite, estime, en Alsace, Mathieu Rouillard. D’autant que notre but n’est pas de cracher du cash. C’est d’être rentable pour sécuriser notre avenir professionnel. »

A la Stepp, la nouvelle organisation du travail a aussi fait l’objet d’une délibération. « La société a changé, les gens veulent rentrer de bonne heure, souligne Sébastien Fouillard. Donc on a travaillé avec tout le monde autour d’une question simple : qu’est-ce qu’on veut, qu’est-ce qu’on peut, en donnant tous les éléments pour décider en connaissance de cause. »

Transparence financière

Les deux entreprises ont passé l’année 2022 sans conflit sur les salaires. Le débat sur l’inégal « partage de la valeur » est inconnu ici puisque l’équité est réglée dès les statuts. « Les bénéfices, on sait où ça va, c’est pas le dirigeant qui va prendre 90 % », précise Fabien Henry, ouvrier réseau à la Stepp. Son conseil d’administration a fait le choix d’augmenter tout le monde de 106 euros brut par mois (5,80 % en moyenne, environ l’augmentation de la branche), mais y a ajouté des compensations pour les trajets. Et la participation est importante.

La transparence sur la situation financière permet aux salariés d’arbitrer en connaissance de cause. La branche de la charcuterie industrielle dont dépend Maurer-Tempé a rehaussé la grille de salaire, de 9 % en cumulé sur un an. « Financièrement, c’était un peu dur d’aller au-delà, acte le secrétaire du CSE, Vincent Boeglin. On a choisi de compenser avec des primes pour la polyvalence ou le trajet pour aller travailler le samedi. »

Pour remède à l’inflation, qui a vu Maurer-Tempé encaisser, en 2022, 23 % de hausse des matières premières, 27 % sur le prix du carton ou 16 % sur celui des transports, Mathieu Rouillard met encore en avant la transparence. Et l’exemplarité. « J’ai fait attester nos hausses par un commissaire aux comptes. Ainsi les distributeurs peuvent constater que nous n’avons pas augmenté nos prix à hauteur de ce qu’on subit. Cela m’a fait gagner beaucoup de temps et cela m’a lié avec des clients qui, en échange, nous ont référencé de nouveaux produits. »

Mais, avant de se quitter, les deux chefs d’entreprise insistent pour dissiper tout malentendu. « Attention, la SCOP n’est pas un modèle magique ! résume Laure Simon. On peut avoir un directeur qui fait n’importe quoi ! Mais les bases sont là. » L’art d’une bonne délibération est « hyperénergivore ». Et le modèle, soulignent-ils, demande un engagement important de tous. Et notamment de ses dirigeants, d’accord pour « bosser comme des dingues pendant des années, parfois y laisser leur couple, et repartir à la fin avec juste un petit paquet de parts sociales, sans plus-value, insiste Laure Simon. Mais je ne regrette pas ! »

La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ?

Aucun commentaire: